Chroniques
Les films pédagogiques d'Eric Rohmer
Il a déjà réalisé deux Contes moraux (La Boulangère de Monceau, La carrière de Suzanne – 1963) et il n’est plus rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Entre travail alimentaire et recherches personnelles, il entre à la télévision scolaire, il restera cinq ans au sein de de l’Institut Pédagogique National (IPN), institution sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale. C’est son intérêt pour le cinéma et son désir de rester à Paris qui le poussent à choisir cette option. Sur les conseils d’Henri Agel, il prend contact à l’époque avec Georges Gaudu, un ancien de l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques), alors responsable de la télévision scolaire.
Dès le début des années 60, Georges Gaudu fait le choix de faire travailler de jeunes cinéastes et critiques, ils apportent, selon lui, un regard esthétique et un point de vue cinématographique, tant sur la forme que sur la manière de traiter les sujets. Et dans cet esprit novateur, il fera aussi le choix de présenter à l’antenne des séries dédiées au cinéma (Aller au cinéma, Rencontres…) alors même que cette discipline ne sera enseignée à l’école qu’au début des années 80.
"Il est vrai que, malgré ses trois-quart de siècle d'existence, le cinéma, du moins en France n'est pas encore considéré comme devant être enseigné ni appris. Il aura été moyen d'enseignement avant de devenir un jour, peut-être, sujet de cours"
Apprendre à lire le cinéma, article rédigé par Jean Douchet et Eric Rohmer. Après une première année d'expérimentation, ils font le bilan de la série des postfaces consacrée au cinéma. Bulletin de la radio-télévision scolaire, novembre 1968 - IPN
Le premier projet que Georges Gaudu confie à Eric Rohmer sera scientifique et peu commun. Réalisé en 1964, Les cabinets de physique au XVIII siècle, aborde l’étude du mouvement des idées au 18ème et l’usage de l’audiovisuel permet de proposer des reconstitutions d’expériences décrites dans les ouvrages de l’époque. Ce programme s’adressait à l’origine à des élèves du second cycle en sciences, en mathématiques ou même en philosophie. En possession d’un CAPES, Eric Rohmer a la légitimité pour être à la fois le réalisateur et le « producteur » de ses propres émissions (appellation de l’époque pour les scénaristes pédagogues, auteurs des programmes proposés). Au générique de la plupart de ces œuvres, Éric Rohmer apparaît comme réalisateur, et comme auteur sous son nom à l’état civil, Maurice Schérer.
Les cabinets de physique au 18ème siècle, Série : Vers l'unité du monde, Eric Rohmer, 1964 - IPN (Durée : 25 minutes)
Il réalisera 26 films pédagogiques dans diverses disciplines telles que le cinéma (Postface à l’Atalante, Louis Lumière, Postface à Boudu sauvé des eaux, L’Homme et les images…), la littérature (Victor Hugo, Les Caractères de La Bruyère, Edgar Poe, Don Quichotte…), l’architecture (Entretien sur le béton…), la linguistique (L’Enfant apprend sa langue) ou encore le monde industriel (Métamorphoses du paysage). Et malgré les impératifs didactiques imposés par l’exercice, on retrouve dans certaines de ces œuvres la créativité et l’esprit « rhomérien » du cinéaste.
Comme réalisateur, il s’attache, par exemple, à la forme que peut prendre un entretien, produisant entre autres des émissions comme Entretien sur Pascal, une conversation philosophique entre Brice Parain et Dominique Dubarle, dont on retrouve l’écho dans son film Ma nuit chez Maud (1969).
Entretien sur Pascal, Série : Lettres, Eric Rohmer, 1964 - IPN (22 minutes)
Il travaille également sur le traitement des personnages et des figures avec une réflexion sur les images de Don Quichotte, de Stéphane Mallarmé ou encore de Perceval. Cette période, constituée de diverses expérimentations, n’est pas qu’une parenthèse, elle lui permet d’explorer les « diverses facettes d’un même catalogue de forme ».
Dans le documentaire Le laboratoire d’Éric Rohmer, un cinéaste à la télévision scolaire, réalisé peu avant sa mort, en 2012, il revient, au cours de son entretien avec Hélène Waysbord, sur son travail, sa manière de filmer, son regard et ses sources d’inspiration. Il témoigne d’une volonté de transmission et de diffusion du savoir avec le développement d’une pensée personnelle toujours au service du propos et de la connaissance. Au sujet de cette période, durant laquelle il fit preuve d’une inventivité constante, il dira à propos de ses courts métrages pédagogique réalisés pour la télévision scolaire « Ce ne sont pas des œuvres mineures : elles valent ce que vaut le reste ».
Dans Les Métamorphoses du paysage (1964 – IPN), une de ses réalisations les plus originales pour la télévision scolaire, il propose une manière d’apprendre à voir, d’exercer le regard, de filmer la beauté propre du paysage industriel. C’est l’amour du passé, et l’espoir que les constructions du présent deviennent du patrimoine pour les générations à venir, qui l’ont motivé. Il écrit ainsi dans la fiche pédagogique qui accompagne le document audiovisuel :
« Il ne s’agit donc pas tant de constater que le monde, depuis 100 ou 150 ans, a changé de visage sous l’effet direct ou indirect de la révolution industrielle, que de trouver dans cette métamorphose l’occasion d’une méditation et d’une rêverie poétique. Il eût été possible de construire l’émission sur des documents, nombreux et pittoresques à coup sûr. À une collection de belles images mortes, nous avons préféré, au risque de diminuer la portée historique du propos, le point de vue vivant d’une caméra qui a enregistré, tout spécialement pour la circonstance, des images empruntées forcément au monde contemporain, mais au monde qui, en France, en ces années 60, porte mieux l’empreinte d’un passé récent, qu’il ne dessine encore la figure de l’avenir. » (Bulletin de la radio-télévision scolaire, n°8 – 1964).
Les métamorphoses du paysage, série : Vers l'unité du monde, Eric Rohmer, 1964 - IPN (Durée : 22 minutes)
A travers son esthétique, son esprit créatif et sa manière de questionner le monde Eric Rohmer a développé une pédagogie singulière et ces œuvres audiovisuelles, pour la télévision scolaire, témoignent de cette volonté qui l’animait de toujours expérimenter.
Pour aller plus loin :
- A consulter sur notre catalogue, une sélection d'émissions réalisées par Éric Rohmer entre 1964 et 1969 : Perceval ou le conte du graal, Série Lettres (1964), Les caractères de La Bruyère, Série : Lettres (1965), Don Quichotte de Cervantes, Série : Lettres (1965), Victor Hugo, Les contemplations, livre V et VI, Série : Lettres (1966), L’homme et son journal, Série : Civilisations (1967), Postface à l’Atalante, Série : Aller au cinéma (1968), Nancy au XVIIIème siècle, Série : Mieux voir (1968), Stéphane Mallarmé, Série : Mieux voir (1969), Entretien sur le béton, Série : Civilisations (1969)
- Outil bac : Mémoire du travail, collection : Eclairer (2017 - Réseau Canopé) : Une partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse du film Métamorphose du paysage (1964 – IPN)
- Des cinéastes à la télévision scolaire : Nestor Almendros, l'esthétique de la lumière
Photo d'illustration de l'article : Eric Rohmer et François Truffaut, Postface à l'Atalante (1968-IPN)
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