Entretiens

Trois questions à Thierry Lefebvre, Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS)

Depuis plusieurs années, Irène Hervois, documentaliste audiovisuel, explore le fonds de la radio scolaire. Elle a choisi de proposer trois émissions, dans lesquelles intervient l’éditeur Francis Lacassin, à Thierry Lefebvre, chercheur en histoire des médias et en histoire du cinéma.

Les analyses cinématographiques et littéraires, et plus particulièrement celles de la série du « Club du lundi » et « Club du mardi », m’ont beaucoup plu. Intemporelles, elles apportent toujours un éclairage sur des grands mythes de la littérature, comme dans les entretiens avec l’éditeur Francis Lacassin dans les émissions  « Jack London, vagabondage et littérature », « Jack London, excès et lucidité » et « Calamity Jane : Lettre à sa fille (1877/1902) »

 Jack London, vagabondage et littérature
1974 - OFRATEME

 

 Jack London, excès et lucidité
1974 - OFRATEME

 

Calamity Jane 1982 - CNDP 

 

Francis Lacassin (1931-2008) fut un grand lecteur et un remarquable passeur. Chez des éditeurs comme Éric Losfeld, Christian Bourgois ou Robert Laffont, il s’est évertué à faire connaître le meilleur de la littérature populaire de la première moitié du xxe siècle : Jack London, Howard Phillips Lovecraft, James Oliver Curwood, Maurice Leblanc, Léo Malet, etc. 

Il ne s’est d’ailleurs pas contenté de rééditer les textes de ces auteurs, alors trop souvent sous-estimés, il s’est également appliqué à les accompagner de paratextes de qualité : préfaces (il en aurait écrit plus de deux cents), bibliographies, nouvelles couvertures faisant souvent appel à la photographie, etc. En cela, on peut affirmer qu’il a redonné le goût de la lecture à de très nombreux jeunes gens. Rien que pour cette raison, sa contribution s’avère inestimable. 

Il fut également un joyeux touche-à-tout : il travailla au service de la recherche de l’ORTF ; grand spécialiste du Tarzan d’Edgar Rice Burroughs et de ses nombreux avatars, il œuvra, avec Alain Resnais, Évelyne Sullerot et Claude Beylie, pour la reconnaissance culturelle de la bande dessinée et devint le premier chargé de cours à enseigner l’histoire de ce « neuvième art » en France, au centre Michelet de l’université Paris 1. Il fut également un historien du cinéma distingué, spécialiste, entre autres, de l’œuvre de Louis Feuillade et de l’exubérante école comique française d’avant la Première Guerre mondiale. 

J’ai récemment retrouvé un de ses courriers daté de mars 1987 (il avait donc 56 ans). Il y évoquait, à ma demande et sur deux pages manuscrites très denses, son rôle de conseiller technique sur l’émission « Cinémalices », diffusée chaque dimanche sur Antenne 2 en 1978 et 1979, en partenariat avec les archives Gaumont et sous la houlette du réalisateur Pierre Philippe. Sa lettre brosse le portrait d’un homme passionné, hyperactif et non dénué d’humour. Elle se conclut par cette phrase significative : « Inutile de vous dire que j’ai gardé un excellent souvenir de cette collaboration ! » 

C’est tout à fait cela : Francis Lacassin fut un homme qui dut éprouver un immense plaisir à apprendre, découvrir et expérimenter, et par-dessus tout à transmettre.

Ils sont assez précis. J’étais adolescent. Dans une petite librairie de province, je découvris une collection de livres de poche que je connaissais encore très mal : « 10/18 » (intitulé bizarre dont j’appris, bien plus tard, qu’il se référait aux dimensions desdits ouvrages). Je pense que la couleur orange des couvertures avait dû attirer mon regard. J’optais pour un recueil de nouvelles d’un écrivain que je ne connaissais encore que très superficiellement : Jack London, dont je n’avais lu, enfant, que Croc-Blanc. Il s’agissait, je m’en souviens, de Souvenirs et aventures du pays de l’or, un ensemble de courts récits inspirés de son mythique périple au Klondike. Je fus séduit par l’écriture et l’inspiration. 

Dès lors, je n’eus de cesse de lire d’autres ouvrages de cet auteur. Martin Eden fut un choc considérable. Bien que ne l’ayant pas relu depuis cette désormais lointaine époque, j’en garde un souvenir magnifique. Et que dire des dernières pages ? Les bonites qui zèbrent l’eau de flèches phosphorescentes, l’éblouissante lumière blanche, et cette dernière phrase qui reste à jamais gravée dans ma mémoire : « Et au moment même où il le sut, il cessa de savoir. » 

Je l’avoue, ce roman fut capital dans ma formation de jeune homme ; et je pense qu’il continue d’imprégner ma vie. Mais, je pourrais citer bien d’autres ouvrages : Le Vagabond des étoiles, qui m’impressionna au plus haut point, Les Vagabonds du rail, La Vallée de la Lune, Le Peuple de l’abîme, etc. Sans oublier sa nouvelle à mon avis la plus puissante : Construire un feu (je parle de la seconde version de 1908, car il y en a eu une antérieure), que je considère comme un chef-d’œuvre. 

Ces trois émissions ont été produites et animées par Nicole Zucca, une des personnalités alors les plus en vue de la radio scolaire. Fille du photographe André Zucca, elle y était entrée très jeune, d’abord comme auteure-pigiste, puis, une fois obtenus sa licence et son CAPES de lettres classiques, comme permanente. Elle avait, entre autres choses, la responsabilité d’une série hebdomadaire (« Le Club du lundi », rebaptisée en 1979 « Des œuvres au langage »). Ces émissions étaient diffusées, comme leur intitulé l’indiquait, en début de semaine (d’abord le matin, puis en début d’après-midi), sur le réseau de modulation de fréquence de France Inter, puis la modulation d’amplitude de France Culture. Les publics visés étaient les élèves des classes de 3e et de transition, dans un premier temps, ceux des classes de 5e et 6e, dans un second temps. 

Les intentions pédagogiques des deux émissions consacrées à Jack London étaient précisées dans leur document d’accompagnement, rédigé par Nicole Zucca :

« Faire connaître aux adolescents un auteur que sans doute ils méconnaissent, ayant lu dans leur enfance Croc-Blanc, Michaël, chien de cirque ou Jerry dans l’île, et s’imaginant que London est l’auteur de ces seuls récits, non sans qualité certes, mais peu représentatifs d’une œuvre de beaucoup plus large portée, aux trois quarts occultée pendant toute une période aux États-Unis d’abord, en France par voie de conséquence (absence de traductions, manque de diffusion) et ramenée à ces quelques récits sans excès d’envergure. »

Dossiers pédagogiques de la radio et de la télévision scolaires. Premier cycle 1974-1975, Ofrateme, 1974

 

Assurément, cet objectif ambitieux fut atteint grâce à la faconde et la compétence de Francis Lacassin. Nicole Zucca l’avait rencontré par l’intermédiaire de son frère, le cinéaste Pierre Zucca : « Lacassin était quelqu’un de très agréable, passionné par son sujet, un peu difficile à arrêter une fois lancé […]. Mais un professionnel aisé et intéressant à interviewer », se souvient-elle. Des extraits des Temps maudits, des Vagabonds du rail et du Cabaret de la dernière chance, lus par le comédien Benoît Allemane (un habitué de la radio scolaire), complétaient cette présentation de Jack London. 

Huit ans plus tard, Francis Lacassin était à nouveau l’invité de Nicole Zucca, cette fois-ci pour présenter les Lettres à sa fille de la légendaire Calamity Jane. Traduite en français en 1979 et rééditée en 1981 par les éditions du Seuil, cette correspondance, certainement apocryphe, était très bien mise en perspective par le commentateur qui, en toute honnêteté, ne cachait pas son scepticisme : « Ces lettres […] me paraissent un peu suspectes, parce que […] tous ces vieux pionniers, en échange d’un peu d’argent, étaient prêts à signer n’importe quel récit écrit par des journalistes locaux, qui racontaient la vie de ces braves gens à leur manière, de la façon la plus croustillante ou la plus amusante pour le public. » Ce qui n’empêchait pas Lacassin de recommander leur lecture, pour leurs qualités documentaires et littéraires, et pour leur « fond de vérité ». 

Les extraits étaient cette fois lus par la chanteuse et comédienne Sapho, une amie de longue date de Nicole Zucca. Les deux jeunes femmes s’étaient rencontrées quelques années plus tôt, alors que l’artiste, déjà prometteuse, venait chanter, avec sa guitare, dans certaines classes du primaire, au grand bonheur des enfants. Étoile montante de la scène underground à la fin des années 1970, Sapho allait connaître un an plus tard, en 1983, un grand succès avec son album Barbarie. Son adaptation du « Dormeur du val » d’Arthur Rimbaud est restée célèbre.

En conclusion, ces trois émissions, enregistrées dans les studios de la Maison de la radio, témoignent d’une ambition collective qui demeure toujours d’actualité : faire accéder le plus grand nombre d’élèves à ce formidable outil d’émancipation qu’est la lecture. 

(Photo de l'article extraite de l'émission : Etudier dans un livre, Jean Mazéas, 1969-IPN)

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publié le 27/03/2023