Chroniques

La presse écrite, « un art d’équilibriste »

Thierry Lefebvre, historien des médias, analyse à l’occasion de la 35ème édition de la semaine de la presse et des médias à l'école l’émission de radio de 1967, « Visite à un journal ». Une invitation à découvrir un exemple de méthode déployée dans les années 1960 pour éduquer les adolescents à la réception de l’information, et plus particulièrement à l’approche de la presse écrite.

Dans les années 1960, à la veille de la grave crise structurelle qui devait la fragiliser dès la décennie suivante, la presse écrite faisait encore rêver les adolescents français. En témoignaient les nombreux romans pour la jeunesse mettant en scène des apprentis journalistes : Domino, Mayotte, César, Annick et d’autres, toutes et tous attirés par le caractère séducteur du reportage et l’ambiance survoltée des salles de rédaction.

C’est dans ce contexte favorable que doit être située l’émission « Visite à un journal », diffusée le 18 avril 1967 par la radio scolaire.

 “La Vie autour de nous” : série nouvelle , Extrait de Bulletin de la radio-télévision scolaire, 3e année, n° 46, 14 juin 1966, p. 28.

"Visite à un journal", Série "La vie autour de nous", IPN, 1967

Ce programme faisait partie d’une nouvelle série « motivante », baptisée « La Vie autour de nous » et lancée en octobre 1966. Elle s’adressait aux « classes de transition », que l’on venait tout juste de créer à titre expérimental et dans l’espoir de réorienter les élèves en situation d’échec scolaire vers le secondaire. Pour ces jeunes adolescents de 11-12 ans – que l’on qualifierait de nos jours de « décrocheurs » –, les méthodes « actives » étaient recommandées, comme « l’établissement et l’échange de journaux (muraux ou autres), la correspondance interscolaire sous ses diverses formes en mettant en bonne place les journaux scolaires imprimés ou multigraphiés[1] ». 

« Visite à un journal » visait donc à stimuler l’intérêt des jeunes élèves pour ce genre d’activité collective, tout en cherchant à leur faire comprendre qu’un quotidien bien choisi

« [était] un moyen d’information très riche qui ne [devait] pas être abandonné au profit de moyens plus facilement assimilables » (sans doute fallait-il entendre par là la télévision, la radio et… les journaux illustrés).

 « Visite à un journal », Dossiers pédagogiques de la radio-télévision scolaire. Enseignements des 1er et 2e cycles, n° 47, 17 au 29 avril 1967

 

 

Cette émission faisait partie d’une série en quatre épisodes, surtitrés S’informer et diffusés les mardis matin entre 9 h et 9 h 15 : « Comment lire un journal » (11 avril 1967), « Visite à un journal » (18 avril 1967), « L’Agence de presse » (25 avril 1967) et « La Publicité » (2 mai 1967). Hormis la troisième qui n’a pas été retrouvée, toutes ces émissions figurent dans les archives audiovisuelles de Canopé. Elles ont été numérisées.

Un trio plein d’allant

Pour cette « Visite à un journal », la radio scolaire adopta le mode de la conversation sous forme de dialogue, dans le style de « La Famille Duraton » qui avait diverti les auditeurs de Radio Cité puis de Radio Luxembourg entre 1936 et 1966.

Trois personnages, déjà entendus précédemment à l’occasion d’émissions antérieures, servaient de « médiateurs » : l’oncle Hector, son neveu François et sa nièce Françoise. Tous trois avaient fait leur apparition sur les ondes le 4 octobre 1966, à l’occasion du lancement officiel de la série La Vie autour de nous. « Les Hommes sur la Terre : trois milliards d’habitants » – tel était le titre de cette première émission – traitait de la question ardue de la démographie : le rôle de l’oncle Hector – présenté comme un « professeur spécialiste d’économie » – était tenu par un comédien aguerri, Bernard Musson (1925-2010) ; et celui de Françoise, par la jeune Sylviane Margollé (1950-2005). François semble en revanche avoir été interprété par plusieurs jeunes gens, Denis Llorca (1949-2024) et Gilles Amado (1949-2023) par exemple.

« 24H à l’écoute du monde »,  émission relatant une journée à l'A.F.P. fait partie de la série de programmes consacrés à l'analyse des médias, et au développement du regard critique vis à vis de l'information

Image extraite de « 24H à l’écoute du monde », Série « À la rencontre du temps », IPN, 1965.

La conversation amicale avec un oncle savant est un topos de la vulgarisation, en particulier scientifique. L’exemple le plus fameux était sans doute l’« oncle Paul », imaginé en 1873 par Jean-Henri Fabre (1823-1915) et récurrent dans la suite de son œuvre. Gage de bienveillance, le lien familial légèrement distendu entre les différents protagonistes conduisait à des entretiens qualifiés de « familiers », dépourvus de tout paternalisme. Plus encore, dans Visite à un journal, les rôles étaient subtilement inversés : la nièce et le neveu avaient eu la chance d’être reçus par un « rédacteur » d’un grand quotidien du soir (vraisemblablement Le Monde), ce qui avait le mérite de piquer la curiosité de l’oncle Hector, lui-même lecteur assidu de ce « cher journal ».

« Vous en avez de la chance ! Eh bien, vous allez pouvoir nous raconter comment ça marche, un journal ! Nous, nous avons l’habitude de trouver régulièrement notre quotidien ou notre hebdomadaire chez le marchand de journaux. Et nous ne pensons pas à la somme de travail que représentent ces pages toujours nouvelles que nous feuilletons machinalement. » Déclare le personnage de l'oncle en introduisant l'émission .

Une visite méthodique

Les deux adolescents, vivement encouragés par leur oncle, évoquaient de nombreux aspects qui demeurent toujours pertinents en 2024 : la nécessité de disposer d’informations « sûres », c’est-à-dire vérifiées ; le rôle crucial des agences de presse (le quotidien était abonné à quatre d’entre elles : une française – forcément l’Agence France-Presse –, une anglaise – ce ne pouvait être que Reuters – et deux américaines – sans doute Associated Press et United Press).

L’effervescence de la salle de rédaction avait fasciné François et Françoise (« C’est un endroit où l’on ne perd pas son temps, ça je te l’assure ! »), qui s’étonnaient que les journalistes puissent y travailler malgré les va-et-vient incessants. Ils détaillaient ensuite l’organisation hiérarchique du journal : les journalistes débutants auxquels on confiait la rubrique des faits divers, les journalistes spécialisés, les correspondants particuliers installés en province ou à l’étranger, les envoyés spéciaux, les chefs de service, le rédacteur en chef, les secrétaires de rédaction chargés de revoir les textes, de les « couper, réécrire, corriger, contrôler, mettre en page », les typographes… Françoise s’enthousiasmait pour cette organisation remarquable : « Moi, je trouve qu’il y a de l’art partout dans un journal… de l’art d’équilibriste ! »

Deux journalistes du quotidien Le Monde en pleine réflexion à leur bureau. Ils discutent d'un article en cours, avant leur réunion de rédaction matinale.

Image extraite de "La journée d'un journaliste", Série  "Les hommes dans leur temps", IPN, 1967.

 

La description enjouée de cette visite semblait faire écho à celle qui concluait un roman pour la jeunesse de Pierre Lamblin (1902-1992) : Trois garçons mènent l’enquête (1960), rebaptisé par la suite Jacques Rogy entre en scène (1963). Pour récompenser ses jeunes amis de leur collaboration à une enquête délicate, le journaliste Jacques Rogy les invitait à visiter les locaux du Grand Écho, principal quotidien de Digne. « Impressionnés », « passionnés », « enthousiasmés », « médusés », les jeunes gens sortaient de cette visite dans les coulisses du journal littéralement « abasourdis ». Satisfait, Jacques Rogy les interpelait de la sorte : « Eh bien, camarades ! C’était intéressant ? J’espère que cette visite éclair décidera quelques-uns d’entre vous à devenir des journalistes : c’est un merveilleux métier ! »Tel n’était visiblement pas l’objectif que s’étaient fixé les concepteurs de « Visite à un journal », plutôt soucieux d’aiguiser le sens critique de leurs jeunes auditeurs, comme l’indiquait la conclusion de l’émission :

« Familiarisez-vous avec la presse écrite. Demandez à votre Maître, à vos parents, [de] vous aider à choisir un journal en tenant compte d’une part du sérieux de ses sources d’information, d’autre part des qualités de style et de jugement des rédacteurs. Il n’est pas nécessaire d’attendre d’être un adulte pour vous tenir au courant de l’actualité mondiale, en lisant un bon journal. »

Ce but fut-il atteint ? On peut en douter, tant les difficultés rencontrées par les élèves des « classes de transition » étaient grandes. Ainsi que le rappelait Sauveur Minéo (1934-2008), responsable à l’époque de la radio scolaire, « les élèves de 6e et 5e de transition rencontrent de grandes difficultés d’expression : le rattrapage dans ce domaine est particulièrement lent[2] »

Néanmoins, l’enjouement des trois sympathiques personnages de cette saynète dut en amuser et sans doute intéresser plus d’un. Et n’était-ce pas là le principal ? Car, comme l’écrivait Albert-Jean Avier (1922-2005), responsable des programmes destinés aux classes de transition, ces émissions n’avaient pas d’autres ambition : elles n’étaient que des « documents », « au même titre que les livres, les gravures, les films : seule, leur nature est différente. Si les élèves ne comprennent pas tous les mots, ne retiennent pas tous les détails, si quelque chose leur échappe, au fond, qu’importe pourvu que leur attention ait été éveillée sur un point et qu’à partir de là un travail, une recherche peut s’instaurer[3] ».

[1] Circulaire du 8 septembre 1960 relative aux travaux scientifiques expérimentaux dans les classes d'observation, citée dans Lydie Heurdier, Antoine Prost, Les Politiques de l'éducation en France, 3e édition, Paris, La Documentation française, 2021, p. 230.

gogie, vol. 18, 1963, p. 760.

[2] S. Minéo, « Plus de 2000 émissions », Bulletin de la radio-télévision scolaire, n° 46, 14 juin 1966, p. 5.

[3] A.-J. Avier, « Les classes de transition nous écrivent », Bulletin de la radio-télévision scolaire, n° 70, mars 1968, p. 38-39.

Pour aller plus loin :

Article rédigé par Thierry Lefebvre, Comité des travaux historiques et scientifiques

Nous contacter : archivesaudiovisuelles@reseau-canope.fr


publié le 19/03/2024