Entretiens
Trois questions à Laurent Garreau, chercheur en éducation artistique et culturelle (Laboratoire DICEN-Idf)
- 1. Comment les programmes de la radio-télévision scolaire se sont appropriés le sujet de l’éducation aux médias et à l’information et quelle continuité peut-on y voir avec la création du CLEMI au début des années 80 ?
La radio-télévision scolaire a été fondée en France par Henri Dieuzeide aux débuts des années 1950 pour remplir le rôle éducatif que l’on voulait attribuer à ce média émergent. Henri Dieuzeide était convaincu de ces usages éducatifs, qu’il avait observés dans le système universitaire aux États-Unis. La notion d’« audio-visuel », qu’il reprend à son compte dans ses essais, vient d’ailleurs de la pédagogie américaine.
Sa carrière témoigne de cette attention au lien entre éducation et médias. De son séjour nord-américain au lendemain de la Libération à la présidence du Centre de liaison de l’éducation et des moyens d’information (CLEMI) dans les années 1980, en passant par son rôle à l’Unesco, il a beaucoup œuvré en faveur de l’ouverture des écoles aux médias et aux nouvelles techniques audiovisuelles, multimédias et médiatiques dans l’éducation et dans la formation. |
Henri Dieuzeide, Regards croisés sur la télévision scolaire (2014 - Réseau Canopé). Série réalisée par Michel Erard à l'occasion de l'exposition "50 ans de pédagogie par les petits écrans" qui a eu lieu au Musée national de l'éducation à Rouen en 2015.
L’utilisation des médias audiovisuels à des fins éducatives est une chose ; l’utilisation de médias dédiés pour éduquer les jeunes aux médias en est une autre. C’est pour cela que de nombreuses émissions de télévision scolaire portaient sur les conditions de fabrication d’une information, de traitement d’une actualité, de présentation des manières de concevoir une émission, un journal, un média. Organisant la rencontre entre des élèves et des journalistes ; des programmes de télévision scolaire ont été conçus pour sensibiliser les jeunes aux médias et aux sources d’information, pour développer leur curiosité au monde, leur esprit critique et une citoyenneté éclairée.
Le programme « En direct avec la presse » de l’émission « Les 24 jeudis », lancé en 1976, porte en germe cette ambition de faire liaison entre les médias et l’école. Pour faire se rencontrer ces deux mondes qui, s’ils ne s’ignorent pas toujours, restent à distance, le journaliste Jean-Michel Croissandeau anime la rubrique et fait se frotter des lycéens à des directeurs ou rédacteurs en chef de titres de la presse quotidienne nationale.
Lors de la première, interrogeant les risques d’ingérence du député Robert Hersant, nouveau propriétaire du Figaro depuis juin 1975, les lycéens ne se laissent pas impressionner par Jean-Martin Chauffier, le rédacteur en chef du journal. À la question introductive « Qui croire ? » pour lancer le débat sur la défiance des jeunes vis-à-vis des médias, l’enjeu de l’angle politique de la ligne éditoriale du titre est abordé. |
Rendez-vous à 4 heures : En direct avec la presse, magazine : Les 24 jeudis (1976-CNDP). D'autres journaux de la presse écrite feront l'objet de cette même rubrique comme L'Humanité, L'Express ou Le Monde par exemple.
Même si l’agitation provoquée par ce rachat – départ de journalistes persuadés de la mainmise de la rédaction par le nouveau propriétaire à la réputation autoritaire – se dissipera, Robert Hersant déclarera tout de même encore en 2005, dans l’Almanach critique des médias : « Certains mènent le bon combat à la tête de partis politiques, moi à la direction d’importants moyens d’information. » Le CLEMI qui sera créé sept ans plus tard sera toujours arc-bouté sur cette valeur du pluralisme de l’information et sur l’importance de l’indépendance politique, économique et éditoriale de la presse écrite.
Au moment où s’envisage la création du CLEMI, aux débuts des années 1980 et du premier mandat du président de la République François Mitterrand, le Centre national de documentation pédagogique (CNDP) continue à produire des émissions de télévision à des fins éducatives. Il n’est donc pas surprenant de lire dans le rapport « Introduction des moyens d’Information dans l’Enseignement », publié en avril 1982 par Jacques Gonnet et Pierre Vandevoode, que « le CNDP pourra (...), en liaison avec la structure spécifique (cf. infra) produire des multi–médias sur la presse (profession de la communication) et rendre compte des travaux les plus intéressants sur l’utilisation de la presse dans l’enseignement (série d’émissions de télévision et de radio) ».
Le contexte de la création du CLEMI est propice d’un point de vue français mais aussi international. En effet, l’éducation aux médias est mise à l’honneur du « Symposium international sur l’éducation du public aux médias de masse » organisé par l’Unesco à Grünwald du 18 au 22 janvier 1982.
Le CLEMI (1983-2014) : Centre de liaison à l'éducation aux médias et à l'information, Regards croisés sur la télévision scolaire. Série Réalisée par Michel Erard pour l'exposition "50 ans de pédagogie par les petits écrans" qui s'est tenue au Musée national de l'éducation à Rouen en 2015. |
La traduction française de l’appel qui y est lancé en faveur du soutien de toute initiative ou programme intégré d’éducation aux médias est la mise en œuvre du rapport Gonnet-Vandevoode en faveur de la création du CLEMI. Cette relation institutionnelle forte entre le CNDP, producteur de programmes éducatifs pour la télévision, et le CLEMI était donc historique, et ce compagnonnage s’est poursuivi jusqu’à la transformation du CNDP en Réseau Canopé.
Inscrivant cette histoire du CLEMI dans l’essor des technologies de l’éducation et de la formation de la seconde moitié du xxe siècle, les recherches menées pour mesurer ce que l’EMI doit à l’audiovisuel éducatif en France et à l’influence de l’Unesco nous mettent en présence d’un vaste continent d’études et de recherches, dont il faut poursuivre les travaux d’exploration [1].
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2. Éduquer les élèves à la lecture des images, les ouvrir aux évolutions du monde extérieur et développer leur esprit critique sont des enjeux importants. En quoi le film d’archives peut-il être vu aujourd’hui comme un outil d’éducation aux médias ?
Le rôle de l’Unesco dans le développement international des politiques d’éducation aux médias et à l’information fut décisif. Pour l’Unesco, l’EMI a pour finalité de « développer une conscience critique des jeunes publics ». Pour cela, le symposium de 1982 à Grünwald atteste des besoins et de moyens pour « former les éducateurs » et « stimuler les activités de recherche » afin d’éduquer les élèves à l’éducation à l’image partout dans le monde (Hébuterne-Poinsac, 2000, p. 77).
Bénéficiant des moyens de numérisation que Réseau Canopé a réunis, avec le soutien de la Bibliothèque nationale de France et l’université Paris 3-Sorbonne-Nouvelle, l’accès à ces fonds audiovisuels de produits multimédias (radio-vision, etc.) de périodiques (Bulletin de la radio-télévision scolaire), de collections imprimés de littérature grise (« Média ») et d’émissions de radio-télévision scolaire, les fonds de l’audiovisuel éducatif public sont de plus en plus accessibles et permettent d’utiliser ces images éducatrices dans de nouveaux usages de « classe » aujourd’hui.
Média (1969-1978)
Les bulletins de la radio-télévision scolaire (1964-1969)
Dans le cadre du pôle associé entre Réseau Canopé et la BNF, l'ensemble des revues dédiées à l'audiovisuel éducatif a été numérisé. Elle sont toutes disponibles sur Gallica : Dossiers pédagogiques de la radio-télévision scolaire (1964-1980), Documents pour la classe : moyens audio-visuels (1956-1967), Télé-formation (1971-1981), La Petite Lucarne (1985-1992), Téléscope (1992-1999)
En soi, la pratique éducative d’utiliser les films d’archives n’est pas nouvelle, mais elle reste innovante, car les technologies numériques et la maîtrise que les élèves peuvent en acquérir permettent de développer ces nouvelles compétences et une meilleure appréhension des enjeux de curiosité et de discernement dont ils auront besoin pour devenir des citoyens éclairés. Le fait de passer par les films d’archives numérisés permet de mettre à distance les contenus instantanés et immédiats et appelle une concentration des élèves en rupture avec la logique du « temps de cerveau disponible » dont Patrick Le Lay avait fait son slogan (Executive Interim Management, 2004).
L’expérience menée en 2017 auprès de lycéens de Dourdan face à la diffusion du film La navigation au XIXe siècle de Phillippe Pilard (1973) a été concluante pour développer leur esprit critique face à la question migratoire (cf. Garreau, 2023). La navigation au XIXe siècle, série : Eveil. Emission réalisée par Philippe Pilard (1973-OFRATEME) |
Il s’agissait d’aborder rationnellement, loin des polémiques politiciennes, un débat de société souvent caricatural et stéréotypé. Le recours au film d’archive est ainsi une manière de dépassionner et de désamorcer les tendances à la simplification que ce type de sujets colporte dans la société. Ainsi, le film d’archive peut être utilisé comme un moyen de développer une culture citoyenne, relevant de l’acquisition d’une méthode rationnelle, en lieu et place d’un traitement émotionnel et spontané, relevant de l’opinion. Par l’acquisition de connaissances historiques et l’accès à une mémoire partagée, les élèves peuvent développer des compétences mobilisant leur capacité de discernement et la conscience d’une complexité des modalités de la fabrication de l’information.
À cette fin, les émissions de télévision scolaire offrent une pluralité de formes et de contenus permettant d’atteindre ces objectifs. Le caractère expérimental de ces documents constitue une invitation à s’en saisir en toute liberté pédagogique. L’analyse que les producteurs et réalisateurs de ces émissions font de cette liberté intègre la reconnaissance de cette liberté d’usage que le public pouvait faire de ces productions (Perriault, 1989).
Par exemple, avec « Nous diffuserons » (1965), l’émission de Jean Fléchet, qui s’interroge sur les règles du langage audiovisuel appliqué à la réalisation des émissions de philosophie, décortique la signification pédagogique de ces choix de réalisateur, en parfaite connivence avec Dina Dreyfus, productrice desdites émissions en tant qu’inspectrice générale de philosophie. Nous diffuserons, série : Enseignement de la philosophie. Emission réalisée par Jean Fléchet (1965-IPN) |
Jean Fléchet témoigne des pouvoirs de la caméra, « immenses et insoupçonnés », qui rendent les possibilités d’une « diversité infinie ». Revoir ces émissions de philosophie aujourd’hui, non seulement pour leurs contenus intellectuels mais aussi du point de vue de l’adaptation de la forme aux finalités de transmission au cœur du projet, s’avère très prometteur pour une meilleure compréhension des conditions de fabrication d’une émission de « philosophie filmée ». Cette épistémè de la philosophie filmée ouvre ainsi, en miroir, une diversité infinie d’utilisation et d’interprétation de ces programmes. Ces films d’archives sont des œuvres ouvertes au sens où l’entend Umberto Eco : ils recèlent « une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant » (Eco, 1965).
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3. Dans la perspective des élections européennes qui auront lieu prochainement, comment la contextualisation historique des médias peut-elle rendre compte des enjeux actuels de l’information et participer au développement de l’éducation à la citoyenneté ?
Entre abstentionnisme et vote protestataire, les scrutins européens ont perdu de leur sens au fil des élections depuis 1979. La difficulté à mobiliser les électeurs européens sur l’avenir du projet commun peut avoir plusieurs origines : parmi celles-ci, la suprématie des débats nationaux sur les enjeux de ces élections européennes, qui peut conduire à un glissement des représentations des opinions publiques, mais aussi une perception technocratique déconnectée des gouvernances européennes. Cette dérive occulte autant les enjeux réellement communs de notre avenir géopolitique que l’incidence des directives communautaires lors de leur transposition dans les droits nationaux des États membres.
Des émissions d’archives telles que « Qu’est-ce que la communauté européenne ? » (1968) peuvent servir à démontrer que les débats liés à l’élargissement sont anciens. Des classes des six États membres de la communauté européenne participent à ce programme. Les élèves de toutes ces classes s’interrogent sur le fossé observé entre l’appartenance à un marché dit commun à six, alors que le continent européen est composé de trente-sept pays.
Qu'est-ce que la communauté européenne ? L'Europe après l'union douanière : Plus de douanes intérieures ? 1. Série : Civilisations (1968-IPN, BRT, DBR, RAI, NOT/NOS) |
Qu'est-ce que la communauté européenne ? L'europe après l'union douanière : La communauté et le monde 2. Série : Civilisations (1968-IPN, BRT, DBR, RAI, NOT/NOS) |
Médiatiquement, les sujets « européens » ne sont pas toujours présents comme européens. Ainsi, le malaise agricole qui défraie l’actualité en France ne fait pas l’objet d’analyses qui le relient aux controverses des prochaines élections européennes. « Bien des problèmes restent à régler, affirme le journaliste de l’émission « Qu’est ce que la communauté européenne ? ». En particulier celui de la politique agricole commune. » Il y est alors fait état du plan Mansolt qui, dès 1968, constate que le niveau de vie des agriculteurs ne s’est pas amélioré depuis la mise en œuvre de la PAC.
Ces archives, en permettant de prendre de la hauteur sur l’actualité européenne, en démontrant que les problèmes actuels ne sont pas nouveaux, font la démonstration d’une utilité citoyenne à s’en saisir et à se sentir concernés par ces enjeux. Préconisant les solutions globales plutôt que les réponses court-termistes, le diagnostic posé par cette archive de 1968 peut être questionné à la lumière de la prise de conscience écologique des limites du modèle de l’agriculture intensive et des modèles écoresponsables favorisant le circuit court.
À cet égard, l’entretien réalisé en 1967 avec l’agronome René Dumont au moment de la publication de son ouvrage Nous allons à la famine offre ce contrepoint aux préconisations de la politique agricole commune européenne de cinq ans d’âge, en faveur de la réduction de la production laitière notamment. Paroles de René Dumont, extraits de deux entretiens filmés en 1967 par Serge Lemkine et en 1976 par Maryvonne Blais. |
Les termes du débat étaient déjà globalement posés. Ces deux émissions peuvent ainsi s’avérer d’une grande utilité pour sensibiliser les futurs électeurs européens aux enjeux d’actualité et pour les aiguiller vers des réponses citoyennes que les sociétés européennes peuvent y apporter collectivement.
[1] Kervella, A., Hube, N., « Éduquer aux médias et à l’information », in Politiques de communication, à paraître
Bibliographie :
- Yves Agnès, Jean-Michel Croissandeau, Lire le journal : pour comprendre et expliquer les mécanismes de la presse écrite avec 110 fiches pratiques, Le Monde/Éditions F.P. Lobies, 1979.
- Henri Dieuzeide, Les nouvelles technologies, outils d’enseignement, Nathan pédagogie, 1994-2001.
- Henri Dieuzeide, Les techniques audiovisuelles dans l’enseignement, coll. « Nouvelle Encyclopédie Pédagogique », Presses universitaires de France, Paris, 1965.
- René Dumont, Bernard Rosier, Nous allons à la famine, Seuil, 1966.
- Umberto Eco, La poétique de l’œuvre ouverte, Seuil, 1965.
- Laurent Garreau, « Le film d’archives comme outil d’éducation aux médias », in Pascal Laborderie, Dounia Mimouni-Meslem, Images de migrants : éducation, médiation et réception audiovisuelles, L’Harmattan, 2023, p.159-174.
- Béatrice Hébuterne-Poinsac, L’image éducatrice ?, Presses universitaires de France, 2000.
- Les associés d’Executive Interim Management, Les dirigeants face au changement : baromètre 2004, Éditions du Huitième jour, 2004.
- Jacques Perriault, La logique de l’usage : essai sur les machines à communiquer, Flammation, 1989.
En savoir plus :
- Le Cnam - INSEAC : Institut national supérieur de l'éducation artistique et culturelle
- L'établie de l'EAC : L'établi de l'éducation artistique et culturelle
- Laboratoire DICEN-Idf : Dispositifs d'information et de communication à l'Ere numérique - Paris, Ile-de-France
- La 35e édition de la Semaine de la presse et des médias dans l'École a lieu du 18 au 23 mars 2024
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