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Aux racines de l'intelligence abstraite avec Nicole Picard
Dans la seconde moitié des années 1960, l’enseignement des mathématiques était en pleine effervescence. Une « commission ministérielle d’étude pour l’enseignement des mathématiques », présidée par André Lichnerowicz, professeur au Collège de France, s’était en effet fixé pour but de réformer en profondeur les méthodes et pratiques jusqu’alors en vigueur dans le primaire et le secondaire. Ses travaux débouchèrent sur l’introduction des « mathématiques modernes » dans les programmes officiels de l’Éducation nationale, au début des années 1970.
Bien que peu représenté au sein de cette commission, l’Institut pédagogique national (IPN) ne resta pas inactif, loin de là. En 1964, Roger Gal, alors directeur de la recherche au sein de l’établissement, avait recruté André Roumanet pour y créer un département de mathématiques.
«Qu'est-ce que les mathématiques modernes ?», Article d'André Roumanet, Dossiers Pédagogiques de la Télévision Scolaire, Thème de Réflexion pédagogique : les mathématiques d'aujourd'hui et la télévision, Décembre 1967, IPN, p.29 |
Une commission « officieuse » – la « Commission d’étude pour l’enseignement des mathématiques » (CEEM) – fut même installée, dès la fin 1966, sous la responsabilité conjuguée d’André Revuz, alors professeur à la Faculté des sciences de Poitiers (et bientôt de Paris), et Nicole Picard. L’ambition de ce groupe informel était de lutter contre l’excès de formalisme dans l’enseignement des mathématiques et de promouvoir les expérimentations menées, entre autres, au sein de l’IPN.
La quadragénaire Nicole Picard avait été recrutée sur les recommandations de Marcel Dumont, un des piliers du département de mathématiques de l’IPN. Née à Orléans le 7 août 1926, bachelière à 16 ans, cette brillante étudiante avait ensuite poursuivi ses études à l’École centrale des arts et manufactures.
À 22 ans, elle eut même l’insigne honneur de voir sa première communication, coécrite avec Roger Kling, lue devant l’aréopage de l’Académie des sciences. D’abord ingénieure à l’Office national d’études et de recherches aéronautiques (Onera), elle y rencontra probablement son futur mari, Claude-François Picard, lui-même excellent mathématicien (il fut plus tard directeur de recherches au CNRS et spécialiste de l’intelligence artificielle). Notons également que les deux époux adhéraient au Mouvement international des intellectuels catholiques : C.-F. Picard en assura même la présidence avant son décès prématuré en 1979.
Nicole Picard dans l'émission Mathématiques sans nombres, réalisation : Bernard Planque, Série : Atelier de pédagogie-Activités mathématiques, (1967-IPN), 29 min. |
À l’époque de son détachement à l’IPN, Nicole Picard enseignait à l’École Alsacienne et était sous l’influence des travaux de Jean Piaget et du Hongrois Zoltán Pál Dienes. Pionnière de l’« apprentissage expérientiel », elle publia par la suite de nombreux ouvrages qu’éditait l’Office central de librairie (OCDL). Citons quelques titres : Des ensembles à la découverte du nombre (1966), À la conquête du nombre (1967), Activités mathématiques (1969), etc. Selon le mathématicien André Deledicq, plus de deux millions d’exemplaires de ses diverses publications furent écoulés, ce qui témoigne de son influence. En 1973, forte de ses recherches menées au sein l’IPN puis, à partir de 1971, à l’Institut de recherche pour l’enseignement des mathématiques (IREM) de l’Université Paris VII, elle soutint une thèse de doctorat d’État en psychologie à l’Université Paris V. Son titre : Abstraction de concepts mathématiques par des enfants de 6 à 12 ans.
Les convictions de Nicole Picard pouvaient être en partie résumées dans cette phrase que cite Marcel Dumont :
« L’expérience personnelle est le meilleur moyen d’apprentissage. Une erreur que l’on a su corriger est parfois beaucoup plus fructueuse qu’un résultat trouvé juste (peut-être par hasard). Souvenons-nous-en dans nos classes où, trop souvent, nous jugeons la justesse du résultat plutôt que la démarche de la pensée. »
Dans les archives audiovisuelles de Canopé
Les archives audiovisuelles de Canopé conservent plusieurs émissions produites par Nicole Picard. Dans certaines d’entre elles, elle s’y exprime longuement et justifie ses choix pédagogiques.
Dans l’émission programmatique Mathématiques sans nombres, elle donne la répartie à Annette Bon (de profil à l'image) responsable des programmes de la Radio-Télévision scolaire destinés à la formation continue des enseignants. Mathématiques sans nombres, réalisation : Bernard Planque, Série : Atelier de pédagogie-Activités mathématiques, (1967-IPN), 29 min. |
L’échange entre ces deux femmes remarquables, aiguillonné par des remarques et questions tirés du courrier des téléspectateurs, est particulièrement intéressant. Nicole Picard y dévoile son objectif principal : « faire abstraire des concepts » ; en gros, stimuler l’intelligence des enfants qui lui sont confiés.
« À chaque fois que l’on aborde, avec des enfants qui n’ont pas une préparation spéciale au départ, un sujet tout à fait nouveau, d’une façon tout à fait nouvelle, ils entrent dans le jeu immédiatement… et ça marche ! »
Dans la même émission, un échange avec Louis Legrand, nouveau directeur des recherches pédagogiques à l’IPN, se révèle tout aussi passionnant. Louis Legrand y précise la raison d’être des expérimentations menées au sein de l’Institut, ainsi que dans des écoles volontaires :
« Nous savons de mieux en mieux, actuellement, comment s’élaborent, comment se forment les structures mentales supérieures à l’âge qui nous intéresse. Et c’est précisément dans cette optique que des recherches sont indispensables, pour adapter une pédagogie à ces objectifs nouveaux, former l’esprit en tenant compte des conditions psychologiques de cette formation. Dans cette perspective, toute recherche pédagogique doit effectivement répondre à ces besoins d’une société en évolution et d’une École qui, dans cette société en évolution, doit elle-même bouger. Le grand obstacle, en France en particulier, vous le connaissez : c’est la permanence des structures, la longue tradition qui fait qu’il apparaît très difficile de bouger, de changer quelque chose. Raison de plus pour déterminer, pour entreprendre, pour lancer, pour contrôle des recherches pédagogiques qui doivent, dans ce corps social bien structuré par la tradition, apporter des éléments de renouveau indispensable ! »
L’émission «Organiser les informations» (1967) est, de ce point de vue, exemplaire de la démarche adoptée par Nicole Picard. Au cours d’une discussion préalable avec un enseignant (malheureusement non identifié), la chercheuse précise ses intentions :
« Si on considère les mathématiques comme un outil culturel, si on regarde un petit peu ce qui se passe dans notre civilisation où on est, au fond, assailli d’informations – vous avez la presse, vous avez le cinéma, la télévision, etc. –, si on veut que tout ça puisse servir pour la culture – c’est-à-dire former les enfants et plus tard les adultes – […], ce qu’il va falloir aussi, c’est organiser des informations, les trier, les comparer, de façon à savoir, au fond, quelles sont les informations qui sont vraisemblables, quelles sont les informations qui vont pouvoir servir. […] Dans un cas comme dans l’autre, que vous considériez l’outil utilitaire, que vous considériez l’outil culturel, vous allez être obligé d’organiser des informations. »
«Organiser L'information», réalisation : Bernard Planque, Série : Atelier de pédagogie-Activités mathématiques, (1967-IPN), 32min. |
Et en effet, l’émission, réalisée par Bernard Planque, se déploie ensuite en trois séquences très probantes. Dans la première, tournée apparemment dans une école, une classe de 2e année de cours élémentaire cogite autour d’une proposition particulièrement stimulante :
« Pendant les vacances, cinq jeunes garçons – Pierre, André, Jacques, Marc et René – jouent aux Gaulois “irréductibles” et sont devenus Astérix, Obélix, Panoramix, Assurancetourix et Abraracourcix.
Quel est le rôle tenu par chacun d’eux ? »
Le jeu va consister à tirer parti des informations successives données par l’enseignant, au moyen d’un tableau. Comme l’avait indiqué le maître en prélude :
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Image extraite de «Organiser L'information», réalisation : Bernard Planque, Série : Atelier de pédagogie-Activités mathématiques, (1967-IPN), 32min. |
Les deux autres séquences du film montrent Jacqueline Buisson, enseignante à l’École Alsacienne, puis Nicole Picard elle-même, aux prises avec des petits groupes d’écoliers, respectivement en cours préparatoire et cours moyen. Ces deux dernières expériences ont été filmées dans le studio de tournage de la Radio Télévision Scolaire, avenue du Général-Michel-Bizot dans le 12e arrondissement.
Photographies de plateau des premières émissions «Atelier de pédagogie : Activités mathématiques», reproduites dans Les Bulletins de la R.T.S., 12 au 21 décembre 1966, IPN, p.14/15 |
On appréciera le design recherché du décor et la variété des techniques pédagogiques employées : arbre de choix, tableau, emploi de « blocs logiques » de Dienes et du rétroprojecteur. Tout cela témoigne de l’excellence du travail mené par Nicole Picard en ces années bouillonnantes.
Article rédigé par Thierry Lefebvre, Comité des travaux historiques et scientifiques
En Savoir plus :
- Mathématique et Audiovisuel, Réalisation : Michel Erard, Série Regards croisés sur la télévision scolaire, (2014-Canopé/CNDP), 5 min.
- La plateforme Mathador Pédagogie par le jeu et méthodes d'apprentissage du calcul mental
- Le programme de la fête de la science 2025